Que faire dans cette période de crise aiguë ? S’indigner, certes. Mais
surtout agir. A 90 ans, le philosophe et sociologue nous invite Ã
résister au diktat de l’urgence. Pour lui, l’espoir est à portée de
main. Entretien.
Pourquoi la vitesse est-elle à ce point ancrée dans le
fonctionnement de notre société ?
La
vitesse fait partie du grand mythe du progrès, qui anime la civilisation
occidentale depuis le XVIIIe et le XIXe siècle. L’idée sous-jacente, c’est
que nous allons grâce à lui vers un avenir toujours meilleur. Plus vite nous
allons vers cet avenir meilleur, et mieux c’est, naturellement. C’est dans
cette optique que se sont multipliées les communications, aussi bien
économiques que sociales, et toutes sortes de techniques qui ont permis de
créer des transports rapides. Je pense notamment à la machine à vapeur, qui n’a
pas été inventée pour des motivations de vitesse mais pour servir l’industrie
des chemins de fer, lesquels sont eux-mêmes devenus de plus en plus rapides.
Tout cela est corrélatif par le fait de la multiplication des activités et rend
les gens de plus en plus pressés. Nous sommes dans une époque où la chronologie
s’est imposée.
Cela est-il donc si nouveau ?
Dans
les temps anciens, vous vous donniez rendez-vous quand le soleil se trouvait au
zénith. Au Brésil, dans des villes comme Belém, encore aujourd’hui, on se
retrouve « après la pluie ». Dans ces schémas, vos relations
s’établissent selon un rythme temporel scandé par le soleil. Mais la
montre-bracelet, par exemple, a fait qu’un temps abstrait s’est substitué au
temps naturel. Et le système de compétition et de concurrence – qui est
celui de notre économie marchande et capitaliste – fait que pour la concurrence,
la meilleure performance est celle qui permet la plus grande rapidité. La
compétition s’est donc transformée en compétitivité, ce qui est une perversion
de la concurrence.
Cette quête de vitesse n’est-elle pas une
illusion ?
En
quelque sorte si. On ne se rend pas compte – alors même que nous pensons
faire les choses rapidement – que nous sommes intoxiqués par le moyen de
transport lui-même qui se prétend rapide. L’utilisation de moyens de transport
toujours plus performants, au lieu d’accélérer notre temps de déplacement,
finit – notamment à cause des embouteillages – par nous faire perdre
du temps ! Comme le disait déjà Ivan Illich (philosophe autrichien né
en 1926 et mort en 2002, ndlr) : « La voiture nous ralentit
beaucoup. » Même les gens, immobilisés dans leur automobile, écoutent
la radio et ont le sentiment d’utiliser malgré tout le temps de façon utile.
Idem pour la compétition de l’information. On se rue désormais sur la radio ou
la télé pour ne pas attendre la parution des journaux. Toutes ces multiples
vitesses s’inscrivent dans une grande accélération du temps, celui de la
mondialisation. Et tout cela nous conduit sans doute vers des catastrophes.
Le progrès et le rythme auquel nous le construisons
nous détruit-il nécessairement ?
Le
développement techno-économique accélère tous les processus de production de
biens et de richesses, qui eux-mêmes accélèrent la dégradation de la biosphère
et la pollution généralisée. Les armes nucléaires se multiplient et on demande
aux techniciens de faire toujours plus vite. Tout cela, effectivement, ne va
pas dans le sens d’un épanouissement individuel et collectif !
Pourquoi cherchons-nous systématiquement une utilité
au temps qui passe ?
Prenez
l’exemple du déjeuner. Le temps signifie convivialité et qualité. Aujourd’hui,
l’idée de vitesse fait que dès qu’on a fini son assiette, on appelle un garçon
qui se dépêche pour débarrasser et la remplacer. Si vous vous emmerdez avec
votre voisin, vous aurez tendance à vouloir abréger ce temps. C’est le sens du
mouvement slow food dont est née l’idée de « slow life », de
« slow time » et même de « slow science ». Un mot
là -dessus. Je vois que la tendance des jeunes chercheurs, dès qu’ils ont un
domaine, même très spécialisé, de travail, consiste pour eux à se dépêcher pour
obtenir des résultats et publier un « grand » article dans une
« grande » revue scientifique internationale, pour que personne
d’autre ne publie avant eux. Cet esprit se développe au détriment de la
réflexion et de la pensée. Notre temps rapide est donc un temps antiréflexif.
Et ce n’est pas un hasard si fleurissent dans notre pays un certain nombre
d’institutions spécialisées qui prônent le temps de méditation. Le yoguisme,
par exemple, est une façon d’interrompre le temps rapide et d’obtenir un temps
tranquille de méditation. On échappe de la sorte à la chronométrie. Les
vacances, elles aussi, permettent de reconquérir son temps naturel et ce temps
de la paresse. L’ouvrage de Paul Lafargue Le droit à la paresse (qui
date de 1880, ndlr) reste plus actuel que jamais car ne rien faire signifie
temps mort, perte de temps, temps non-rentable.
Pourquoi ?
Nous
sommes prisonniers de l’idée de rentabilité, de productivité et de
compétitivité. Ces idées se sont exaspérées avec la concurrence mondialisée,
dans les entreprises, puis répandues ailleurs. Idem dans le monde scolaire et
universitaire ! La relation entre le maître et l’élève nécessite un
rapport beaucoup plus personnel que les seules notions de rendement et de
résultats. En outre, le calcul accélère tout cela. Nous vivons un temps où il
est privilégié pour tout. Aussi bien pour tout connaître que pour tout
maîtriser. Les sondages qui anticipent d’un an les élections participent du
même phénomène. On en arrive à les confondre avec l’annonce du résultat. On
tente ainsi de supprimer l’effet de surprise toujours possible.
A qui la faute ? Au capitalisme ? A la
science ?
Nous
sommes pris dans un processus hallucinant dans lequel le capitalisme, les
échanges, la science sont entraînés dans ce rythme. On ne peut rendre coupable
un seul homme. Faut-il accuser le seul Newton d’avoir inventé la machine Ã
vapeur ? Non. Le capitalisme est essentiellement responsable,
effectivement. Par son fondement qui consiste à rechercher le profit. Par son
moteur qui consiste à tenter, par la concurrence, de devancer son adversaire.
Par la soif incessante de « nouveau » qu’il promeut grâce à la
publicité… Quelle est cette société qui produit des objets de plus en plus vite
obsolètes ? Cette société de consommation qui organise la fabrication de
frigos ou de machines à laver non pas à la durée de vie infinie, mais qui se
détraquent au bout de huit ans ? Le mythe du nouveau, vous le voyez
bien – et ce, même pour des lessives – vise à toujours inciter à la
consommation. Le capitalisme, par sa loi naturelle – la
concurrence –, pousse ainsi à l’accélération permanente, et par sa
pression consommationniste, Ã toujours se procurer de nouveaux produits qui
contribuent eux aussi à ce processus.
On le voit à travers de multiples mouvements dans le monde,
ce capitalisme est questionné. Notamment dans sa dimension financière…
Nous
sommes entrés dans une crise profonde sans savoir ce qui va en sortir. Des
forces de résistance se manifestent effectivement. L’économie sociale et
solidaire en est une. Elle incarne une façon de lutter contre cette pression.
Si on observe une poussée vers l’agriculture biologique avec des petites et
moyennes exploitations et un retour à l’agriculture fermière, c’est parce
qu’une grande partie de l’opinion commence à comprendre que les poulets et les
porcs industrialisés sont frelatés et dénaturent les sols et la nappe
phréatique. Une quête vers les produits artisanaux, les Amap (Associations
pour le maintien d’une agriculture paysanne, ndlr), indique que nous
souhaitons échapper aux grandes surfaces qui, elles-mêmes, exercent une
pression du prix minimum sur le producteur et tentent de répercuter un prix
maximum sur le consommateur. Le commerce équitable tente, lui aussi, de
court-circuiter les intermédiaires prédateurs. Certes, le capitalisme triomphe
dans certaines parties du monde, mais une autre frange voit naître des
réactions qui ne viennent pas seulement des nouvelles formes de production
(coopératives, exploitations bio), mais de l’union consciente des
consommateurs. C’est à mes yeux une force inemployée et faible car encore
dispersée. Si cette force prend conscience des produits de qualité et des
produits nuisibles, superficiels, une force de pression incroyable se mettra en
place et permettra d’influer sur la production.
Les politiques et leurs partis ne semblent pas prendre
conscience de ces forces émergentes. Ils ne manquent pourtant pas
d’intelligence d’analyse…
Mais
vous partez de l’hypothèse que ces hommes et femmes politiques ont déjà fait
cette analyse. Or, vous avez des esprits limités par certaines obsessions,
certaines structures.
Par obsession, vous entendez croissance ?
Oui !
Ils ne savent même pas que la croissance – à supposer qu’elle revienne un
jour dans les pays que l’on dit développés – ne dépassera pas 2 % ! Ce n’est donc pas cette croissance-là qui
parviendra à résoudre la question de l’emploi ! La croissance que l’on
souhaite rapide et forte est une croissance dans la compétition. Elle amène les
entreprises à mettre des machines à la place des hommes et donc à liquider les
gens et à les aliéner encore davantage. Il me semble donc terrifiant de voir
que des socialistes puissent défendre et promettre plus de croissance. Ils
n’ont pas encore fait l’effort de réfléchir et d’aller vers de nouvelles pensées.
Décélération signifierait décroissance ?
Ce
qui est important, c’est de savoir ce qui doit croître et ce qui doit
décroître. Il est évident que les villes non polluantes, les énergies
renouvelables et les grands travaux collectifs salutaires doivent croître. La
pensée binaire, c’est une erreur. C’est la même chose pour mondialiser et
démondialiser : il faut poursuivre la mondialisation dans ce qu’elle créé
de solidarités entre les peuples et envers la planète, mais il faut la
condamner quand elle crée ou apporte non pas des zones de prospérité mais de la
corruption ou de l’inégalité. Je milite pour une vision complexe des choses.
La vitesse en soi n’est donc pas à blâmer ?
Voilà .
Si je prends mon vélo pour aller à la pharmacie et que je tente d’y parvenir
avant que celle-ci ne ferme, je vais pédaler le plus vite possible. La vitesse
est quelque chose que nous devons et pouvons utiliser quand le besoin se fait
sentir. Le vrai problème, c’est de réussir le ralentissement général de nos
activités. Reprendre du temps, naturel, biologique, au temps artificiel,
chronologique et réussir à résister. Vous avez raison de dire que ce qui est
vitesse et accélération est un processus de civilisation extrêmement complexe,
dans lequel techniques, capitalisme, science, économie ont leur part. Toutes
ces forces conjuguées nous poussent à accélérer sans que nous n’ayons aucun
contrôle sur elles. Car notre grande tragédie, c’est que l’humanité est
emportée dans une course accélérée, sans aucun pilote à bord. Il n’y a ni contrôle,
ni régulation. L’économie elle-même n’est pas régulée. Le Fonds monétaire
international n’est pas en ce sens un véritable système de régulation.
Le politique n’est-il pas tout de même censé
« prendre le temps de la réflexion » ?
On
a souvent le sentiment que par sa précipitation à agir, à s’exprimer, il en
vient à œuvrer sans nos enfants, voire contre eux… Vous savez, les politiques
sont embarqués dans cette course à la vitesse. J’ai lu une thèse récemment sur
les cabinets ministériels. Parfois, sur les bureaux des conseillers, on
trouvait des notes et des dossiers qualifiés de « U » pour
« urgent ». Puis sont apparus les « TU » pour « très
urgent » puis les « TTU ». Les cabinets ministériels sont désormais
envahis, dépassés. Le drame de cette vitesse, c’est qu’elle annule et tue dans
l’Å“uf la pensée politique. La classe politique n’a fait aucun investissement
intellectuel pour anticiper, affronter l’avenir. C’est ce que j’ai tenté de
faire dans mes livres comme Introduction à une politique de l’homme, La
voie, Terre-patrie… L’avenir est incertain, il faut essayer de
naviguer, trouver une voie, une perspective. Il y a toujours eu, dans
l’Histoire, des ambitions personnelles. Mais elles étaient liées à des idées.
De Gaulle avait sans doute une ambition, mais il avait une grande idée.
Churchill avait de l’ambition au service d’une grande idée, qui consistait Ã
vouloir sauver l’Angleterre du désastre. Désormais, il n’y a plus de grandes
idées, mais de très grandes ambitions avec des petits bonshommes ou des petites
bonnes femmes.
Michel Rocard déplorait il y a peu pour
« Terra eco » la disparition de la vision à long terme…
Il
a raison, mais il a tort. Un vrai politique ne se positionne pas dans
l’immédiat mais dans l’essentiel. A force d’oublier l’essentiel pour l’urgence,
on finit par oublier l’urgence de l’essentiel. Ce que Michel Rocard appelle le « long
terme », je l’intitule « problème de fond », « question
vitale ». Penser qu’il faut une politique planétaire pour la sauvegarde de
la biosphère – avec un pouvoir de décision qui répartisse les
responsabilités car on ne peut donner les mêmes responsabilités à des pays
riches et à des pays pauvres –, c’est une politique essentielle à long
terme. Mais ce long terme doit être suffisamment rapide car la menace elle-même
se rapproche.
Le président de la République Nicolas Sarkozy
n’incarne-t-il pas l’immédiateté et la présence médiatique permanente ?
Il
symbolise une agitation dans l’immédiateté. Il passe à des immédiatetés
successives. Après l’immédiateté, qui consiste à accueillir le despote libyen
Kadhafi car il a du pétrole, succède l’autre immédiateté, où il faut détruire
Kadhafi sans pour autant oublier le pétrole… En ce sens, Sarkozy n’est pas
différent des autres responsables politiques, mais son caractère versatile et
capricieux en font quelqu’un de très singulier pour ne pas dire un peu bizarre.
Edgar Morin, vous avez 90 ans. L’état de
perpétuelle urgence de nos sociétés vous rend-il pessimiste ?
Cette
absence de vision m’oblige à rester sur la brèche. Il y a une continuité dans
la discontinuité. Je suis passé de l’époque de la Résistance où j’étais jeune,
où il y avait un ennemi, un occupant et un danger mortel, à d’autres formes de
résistances qui ne portaient pas, elles, de danger de mort, mais celui de
rester incompris, calomnié ou bafoué. Après avoir été communiste de guerre et
après avoir combattu l’Allemagne nazie avec de grands espoirs, j’ai vu que ces
espoirs étaient trompeurs et j’ai rompu avec ce totalitarisme-là , devenu ennemi
de l’humanité. J’ai combattu cela et résisté. J’ai ensuite
– naturellement – défendu l’indépendance du Vietnam ou de l’Algérie,
quand il s’agissait de liquider un passé colonial. Cela me semblait si logique
après avoir lutté pour la propre indépendance de la France, mise en péril par
le nazisme. Au bout du compte, nous sommes toujours pris dans des nécessités de
résister.
Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui,
je me rends compte que nous sommes sous la menace de deux barbaries associées.
Humaine tout d’abord, qui vient du fond de l’histoire et qui n’a jamais été
liquidée : le camp américain de Guantánamo ou l’expulsion d’enfants et de
parents que l’on sépare, ça se passe aujourd’hui ! Cette barbarie-là est
fondée sur le mépris humain. Et puis la seconde, froide et glacée, fondée sur
le calcul et le profit. Ces deux barbaries sont alliées et nous sommes
contraints de résister sur ces deux fronts. Alors, je continue avec les
mêmes aspirations et révoltes que celles de mon adolescence, avec cette
conscience d’avoir perdu des illusions qui pouvaient m’animer quand, en 1931,
j’avais dix ans.
La combinaison de ces deux barbaries nous
mettrait en danger mortel…
Oui,
car ces guerres peuvent à tout instant se développer dans le fanatisme. Le
pouvoir de destruction des armes nucléaires est immense et celui de la
dégradation de la biosphère pour toute l’humanité est vertigineux. Nous allons,
par cette combinaison, vers des cataclysmes. Toutefois, le probable, le pire,
n’est jamais certain à mes yeux, car il suffit parfois de quelques événements
pour que l’évidence se retourne.
Des femmes et des hommes peuvent-ils aussi avoir ce
pouvoir ?
Malheureusement,
dans notre époque, le système empêche les esprits de percer. Quand l’Angleterre
était menacée à mort, un homme marginal a été porté au pouvoir, qui se nommait
Churchill. Quand la France était menacée, ce fut De Gaulle. Pendant la
Révolution, de très nombreuses personnes, qui n’avaient aucune formation
militaire, sont parvenues à devenir des généraux formidables, comme Hoche ou
Bonaparte ; des avocaillons comme Robespierre, de grands tribuns. Des
grandes époques de crise épouvantable suscitent des hommes capables de porter
la résistance. Nous ne sommes pas encore assez conscients du péril. Nous n’avons
pas encore compris que nous allons vers la catastrophe et nous avançons à toute
allure comme des somnambules.
Le philosophe Jean-Pierre Dupuy estime que de la
catastrophe naît la solution. Partagez-vous son analyse ?
Il
n’est pas assez dialectique. Il nous dit que la catastrophe est inévitable mais
qu’elle constitue la seule façon de savoir qu’on pourrait l’éviter. Moi je
dis : la catastrophe est probable, mais il y a l’improbabilité. J’entends
par « probable », que pour nous observateurs, dans le temps où nous
sommes et dans les lieux où nous sommes, avec les meilleures informations
disponibles, nous voyons que le cours des choses nous emmène à toute vitesse
vers les catastrophes. Or, nous savons que c’est toujours l’improbable qui a
surgi et qui a « fait » la transformation. Bouddha était improbable,
Jésus était improbable, Mahomet, la science moderne avec Descartes, Pierre
Gassendi, Francis Bacon ou Galilée était improbables, le socialisme avec Marx
ou Proudhon était improbable, le capitalisme était improbable au Moyen-Age…
Regardez Athènes. Cinq siècles avant notre ère, vous avez une petite cité
grecque qui fait face à un empire gigantesque, la Perse. Et Ã
deux reprises – bien que détruite la seconde fois – Athènes
parvient à chasser ces Perses grâce au coup de génie du stratège Thémistocle, Ã
Salamine. Grâce à cette improbabilité incroyable est née la démocratie, qui a
pu féconder toute l’histoire future, puis la philosophie. Alors, si vous
voulez, je peux aller aux mêmes conclusions que Jean-Pierre Dupuy, mais ma
façon d’y aller est tout à fait différente. Car aujourd’hui existent des forces
de résistance qui sont dispersées, qui sont nichées dans la société civile et
qui ne se connaissent pas les unes les autres. Mais je crois au jour où ces
forces se rassembleront, en faisceaux. Tout commence par une déviance, qui se
transforme en tendance, qui devient une force historique. Nous n’en sommes pas
encore là , certes, mais c’est possible.
Il est donc possible de rassembler ces forces,
d’engager la grande métamorphose, de l’individu puis de la société ?
Ce
que j’appelle la métamorphose, c’est le terme d’un processus dans lequel de
multiples réformes, dans tous les domaines, commencent en même temps.
Nous sommes déjà dans un processus de réformes…
Non,
non. Pas ces pseudo-réformes. Je parle de réformes profondes de vie, de
civilisation, de société, d’économie. Ces réformes-là devront se mettre en
marche simultanément et être intersolidaires.
Vous appelez cette démarche « le
bien-vivre ». L’expression semble faible au regard de l’ambition que vous
lui conférez.
L’idéal
de la société occidentale – « bien-être » – s’est dégradé
en des choses purement matérielles, de confort et de propriété d’objet. Et bien
que ce mot « bien-être » soit très beau, il fallait trouver autre
chose. Et quand le président de l’Equateur Rafael Correa a trouvé cette formule
de « bien-vivre », reprise ensuite par Evo Morales (le président
bolivien, ndlr), elle signifiait un épanouissement humain, non seulement au
sein de la société mais aussi de la nature. L’expression « bien
vivir » est sans doute plus forte en espagnol qu’en français. Le terme est
« actif » dans la langue de Cervantès et passif dans celle de
Molière. Mais cette idée est ce qui se rapporte le mieux à la qualité de la vie,
à ce que j’appelle la poésie de la vie, l’amour, l’affection, la communion et
la joie et donc au qualitatif, que l’on doit opposer au primat du quantitatif
et de l’accumulation. Le bien-vivre, la qualité et la poésie de la vie, y
compris dans son rythme, sont des choses qui doivent – ensemble –
nous guider. C’est pour l’humanité une si belle finalité. Cela implique aussi
et simultanément de juguler des choses comme la spéculation internationale… Si
l’on ne parvient pas à se sauver de ces pieuvres qui nous menacent et dont la
force s’accentue, s’accélère, il n’y aura pas de bien-vivre. —
Edgar Morin en dates
8 juillet 1921 Naissance à Paris
1939 Rejoint la Résistance
1941 Entre au Parti communiste, dont il s’éloigne avant
d’en être exclu définitivement en 1951
1977 Publication du premier tome de La Méthode
1993 Ecrit Terre-Patrie et appelle à « une
prise de conscience de la communauté du destin terrestre »
2009 Publie Edwige, l’inséparable (Fayard)
Article
publié dans le Terra Eco du mois de novembre 2011
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